"Dis papy, c'est quoi un harmoniciste qui swingue ?"

Ca "swingue", ça "groove", ça "balance", ça "tourne": même si tout un chacun peut comprendre ce que veulent dire ces expressions lorsqu'il est question de musique, elles cachent néanmoins une notion abstraite qu'il est difficile de définir. Eléments de réponse...


Quand ça "balance" - Swing est un mot anglais qui décrit habituellement un mouvement de balancement, comme celui d'un pendule ou d'une danseuse. Par extension, il peut aussi désigner un coup de poing à la boxe, un coup de rein au golf ou, plus récemment, un jeu gratuit inspiré des films "Star Wars" disponible sur l'internet. Lorsqu'il est question de musique, le terme se rapporte le plus souvent à un courant du "middle jazz" des années 30 mais aussi à un style de danse dont les origines remontent au charleston. D'abord danse individuelle, le "swing" a rapidement été pratiqué par des couples sur les rythmes endiablés des "big bands", comme ceux de Duke Ellington ou de Count Basie. Voici ce qui me paraît être un exemple particulièrement frappant de la danse "swing" que j'ai extrait de "Hellzapoppin", un film du réalisateur américain Henry C. Potter sorti en 1941 et distribué en France en 1947 avec des sous-titres du très regretté Pierre Dac:


Sensation pure - Si l'on accepte que la musique a précédé la danse, le "swing" peut également être considéré comme un élément du jazz se rapportant à son interprétation. Que dit le "Wikipédia" à ce sujet ? "D'un point de vue technique, dans le jazz classique, le +swing+ consiste à substituer systématiquement à toute formule rythmique binaire une formule ternaire +balancée+, formule rythmique également appliquée dans le blues (...). En définitive, cet élément fondamental du jazz classique se rapporte à la pulsation. Fondée sur la syncope qui confère souplesse et rebondissemement à la section rythmique, elle permet au soliste et aux ensembles orchestraux, par une parfaite mise en place des valeurs, de produire ce phénomène de l'ordre de la sensation pure et donc difficile à noter. L'accentuation forte ou faible du contre-temps participe aussi de ce processus de création d'une ambiance de danse".

Un "état de grâce" - Cette notion un peu abstraite de "swing" se rapporte donc à l'exécution musicale lorsqu'elle atteint une sorte de "moment de grâce", lorsque la musique "décolle". Cet état de grâce est, en partie, expliqué par les musicologues par l'effet d'une "transe" à laquelle se trouveraient en proie les musiciens, affirme encore Wikipedia. Curieusement, cette notion de "transe" se retrouve dans de nombreux autres styles de musique que le jazz: c'est le "duende" dans le flamenco, le "groove" dans le funk et la soul, le "sabor" dans la salsa et le "tarab" dans la musique arabe. Voici un exemple de "transe" à l'oeuvre dans la musique tzigane. Il s'agit d'un extrait de "Swing", un film du réalisateur français Toni Gatlif sorti dans les salles en 1999. L'on y aperçoit notamment les guitaristes manouches alsaciens Tchavolo Schmitt et Mandino Reinhardt. Petit quizz: quel est le titre du morceau interprété dans la vidéo? Merci de laisser votre réponse dans les commentaires de cet article.


Ce qu'en disent nos éminences - Venons-en maintenant à notre instrument et à ceux qui en jouent. Quand un harmoniciste swingue-t-il? Pour le savoir j'ai posé les trois questions suivantes à quelques-une de nos éminences, en France et aux Etats-Unis:
1) Qu'est-ce que le "swing" ou "groove" lorsqu'on dit d'un instrumentiste, et particulièrement d'un harmoniciste, qu'il swingueou groove?
2)  As-tu un exemple musical (si possible de l'harmonica, mais pas seulement) qui illustrerait ton propos?
3) Comment fait-on pour apprendre/acquérir le swing?
Voici leurs réponses, brutes de décoffrage:

Jean-Jacques Milteau:
1) Le swing est devenu un concept abstrait, comme le rock ou le jazz ou... le blues", lié à la danse et donc essentiellement une sensation de celui qui écoute, même s’il est au sein de l’orchestre. Celui qui le joue n’en parle qu’au moment ou il se ré-entend ou quand il le recherche et l’espère ! Disons que c’est une appréciation du temps commune et la qualité de la faire ressentir au plus grand nombre, quelles que soient les cultures personnelles.
2) Pour ne parler que de parties d’harmo classiques, je citerai, en vrac, chacun dans son style, "Off the Wall" par Little Walter, "One More Mile live" par James Cotton, "Lost John" par Sonny Terry, "Isn’t She Lovely" par Stevie Wonder, "C to G Jam" par Toots, "Whammer Jammer" par le J. Geils Band avec Magic Dick à l'harmonica, "Glory In The Meeting House" par Open House, "On the Sunny Side Of The Street" par Don Les ou encore "Grade A" par Charlie Mc Coy.  
3) Comment apprendre le swing ? En écoutant beaucoup, je suppose ... La pratique, la gestion des accents, du placement et des silences ... et en créant une place pour celui qui écoute. L’approche que chacun a du rythme mériterait une étude approfondie et étayée.

Voici donc, sur les conseils de notre Jean-Jacques national, l'instrumental "Off The Wall" pris sur "Little Walter His Best: Chess 50 th Anniversary Collection" (1997 Chess/Universal). A sa sortie en 1958, le morceau est monté en #8 sur les charts. Personnel: Little Walter (harmonica), David Myers (guitare), Willie Dixon (basse), Fred Below (batterie). Par ailleurs, la tablature du premier couplet est ici. L'harmo est en Do.



Joe Filisko:
1) Un harmoniciste swingue lorsqu'il a développé la capacité rythmique de l'incarner ou d'incarner tout autre groove. L'écouter jouer sans autre accompagnement rythmique que celui qu'il a dans la tête est probablement un bon test.
2) Les enregistrements en solo de Sonny Terry, de Rice Miller (Sonny Boy Williamson II) ou de Rick Erstrin.
3) Il faut d'abord apprendre à connaître intimement un groove particulier pour pouvoir se "déplacer" confortablement dessus.

Voici comment Filisko enseigne, dans ses Masterclasses européennes (la prochaine à Trossingen, Allemagne, du 02 au 06 novembre 2011) le swing. Il s'agit d'un morceau de Sonny Boy Williamson II ("Rice Cool Blues") enregistré à 70 pulsations par minute que je suggère de travailler. Pas de tablature. L'harmo est en Sol. Une info: Joe Filisko et son compère guitariste Eric Noden donneront, le 10 novembre 2011, un concert unique et GRATUIT en France, à Kaysersberg, en banlieue de Colmar (Haut-Rhin). Réservez-vous la date!



Steve Baker:
1) Le groove est une chose subjective et il peut être perçu différemment par chacun d'entre nous. Pour moi, il s'agit de la combinaison d'un « timing » solide et d'un phrasé formulé clairement, de manière à « pousser » le rythme. Une manière simple d'y parvenir consiste à jouer des phrases musicales conduisant au premier temps de la mesure suivante ou au temps précédant cette mesure (quatre ET...). D'autres figures de swing naviguent sur le temps tout y en restant fermement ancrées, même si elles accentuent des temps différents. L'un des éléments fondamentaux du groove/swing consiste à placer les accents au bon endroit, ce qui s'acquiert avec l'expérience. Peu de débutants ont cette faculté et tendent de ce fait à "surjouer".
2) Je fournis un exemple simple de placement dans le "Steve's Shuffle" se trouvant sur mes « Blues Harmonica Playalongs ». Louis Jordan, Kim Wilson et Ray Charles (en petite formation) fourmillent d'idées dans leur approche swing de la musique.
3) Travailler l'instrument, écouter beaucoup de musique qui swingue pour essayer d'en copier le phrasé. J'ai personnellement toujours apprécié Louis Jordan et les « plans » de ses cuivres sont facilement adaptables à l'harmonica. Soyez très attentif à votre « timing », laissez « respirer » la musique en faisant des silences et des pauses. Commencez et terminez vos notes avec précision. Un phrasé négligé ne swingue que rarement alors qu'un phrasé « derrière » le tempo peut swinguer d'enfer s'il est bien exécuté.

Voici, pour les amateurs, le "Steve's Shuffle" qui se trouve sur le deuxième volume des "play backs" de Steve (Artist Ahead Musikverlag n°AA-3601-003). Pas de tablature, l'harmo est en Ré.



Paul Lassey:
1) Je crois qu'il n'est nul besoin d'être forcément bon musicien pour sentir le groove. A la réflexion, pour moi, techniquement, c'est juste une façon de placer ses phrases et ses respirations. J'y vois un rapport étroit avec la danse. La musique s'exprime alors à travers l'expression du corps. On s'approche d'une notion aussi impalpable que le fameux "feeling", non ? Je me plante peut-être complètement. ;o)
2)  Pour ce qui est d’un exemple sonore par contre, il me semble que l’avis de Chris Michalek (RIP) peut être intéressant ! Il ne faut pas que cela paraisse prétentieux que je cite l’une de mes vidéos mais Chris lui-même y avait réagi en évoquant ce fameux « groove ». C’est peut-être l’occasion de lui rendre hommage et de donner en toute modestie un exemple sonore sur ce que lui pensait être un jeu « groove ».
3)  Comment apprend-t-on le feeling ? Pffiou ! vaste question ;-)

Voici la vidéo à laquelle Paul, ici trop modeste, fait allusion. En passant je recommande chaudement son cours d'harmonica et son forum en ligne que vous trouverez ici:
http://www.youtube.com/watch?v=hZh_wUkMS7w
Le commentaire de Michalek est, en effet, très élogieux!

Keith Dunn:
1) Lorsque le joueur "se cale" dans le groove. Après, c'est à quel degré il réussit à le faire. Vous fait-il taper du pied? Vous fait taper du pied et vous donne-t-il envie de vous lever et de danser ? Si vous entendez le groove, le laisseriez-vous vous dicter votre danse, si vous deviez décider de danser ? Lorsque vous pouvez entendre un rythme, que vous pouvez le suivre sans hésitation, sans l'ombre d'un doute, c'est que probablement, ça swingue. Et il y a fortes chances que vous soyez dans le groove...
2) "Crazy Legs" par Little Walter, le solo de "Lady Be Good" par Lester Young avec le Jones-Smith Incorporated (Count Basie, 1936), "Overhaul Junction" d'Albert King, "Don't Loose Your Cool" d'Albert Collins, "Need To Make A Dollar" par moi-même (rires!) sur mon CD "Alone With The Blues".
3) Le swing et le groove portent un nom différent à Chicago. On appelle ça le "drive".C'est le mot qu'employaient Jimmy Rogers et Little Walter. Comment ça s'apprend  ? (re-rires!) En écoutant beaucoup de musique, en allant aux concerts, en jouant avec d'autres musiciens le plus souvent possible, en REPETANT pendant des années, en achetant tous mes disques (là, il éclate, waaaaaaaaaoh!).

Michel Herblin (très pressé: il allait jouer à Toulouse...):
1, 2 et 3) Pour moi, le swing à l'harmo, c'est Little Walter. Pratiquement tout ce qu'il a enregistré donne envie de danser. Magique! J'te rappelle...

Et Dieu dans tout cela? - Régnant sans partage sur l'icite licite espace cybernétique, je vais me permettre de proposer une pièce jouée avec du swing, dans l'groove et en poussant le  drive. William Clarke a peut-être un acronyme marrant pour un frenchie --WC-- mais lorsqu'il souffle dans les bijoux de famille, il le fait comme j'aime:



                                       

1 commentaire:

  1. Chapeau bas M'sieur Robert...
    Voilà ici le plus bel article qu'il m'est été donné de lire à mon avis sur un blog depuis...que les blogs existent :) !

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