"Juke": le cantique des cantiques de l'harmo blues

Le 12 mai 1952 est au blues de Chicago ce que le 14 juillet 1789 est à l'Histoire de France: la date d'une révolution! Ce jour-là, âgé de seulement 22 ans, Little Walter enregistre "Juke", le cantique des cantiques des instrumentaux à l'harmonica!

Mis dans les bacs en juillet suivant sous le numéro 758 par Checker Records, une filiale de Chess Records, "Juke" trône, quelques semaines plus tard, au sommet des charts R&B du magazine professionnel Billboard. Il y restera 20 semaines, dont huit en numéro un! Du jamais vu pour un instrumental à l'harmonica...


Cette version, la plus connue parce qu'il en existe une deuxième, est enregistrée à la première prise dans le studio Universal Recorders de Bill Putnam, situé dans un banlieue Nord de Chicago. Walter, qui à l'époque joue régulièrement depuis trois ans dans la formation de Muddy Waters, la nomme "Your Cat Will Play". Mais le titre ne convient pas à Léonard Chess qui rebaptise la pièce pour sa sortie, six semaines plus tard.
Le succès est tel que Walter abandonne l'orchestre de Muddy (il y sera remplacé au pied levé par Junior Wells) et se lance avec son propre groupe, les... "Jukes"!

La pièce devient rapidement un "standard". La paternité du "riff" d'ouverture, que les anglo-saxons appellent le "head", est cependant disputée. Junior Wells, notamment, affirmera que c'est lui qui a imaginé la succession de six notes répétée dans les huit premières mesures et que Walter lui a volé l'idée. Snooky Pryor prétendra que "Juke" est un plagiat de son "Snooky and Moody's Boogie" enregistré en 1948 sur le label Planet. A l'écoute, la pièce commence bien avec le même riff ascendant de Walter mais le reste est complètement différent. Jimmy Rogers, qui tient la guitare sur "Juke", expliquera qu'il s'agit d'une pièce du pianiste Sunnyland Slim, "Get Up The Stairs, Mademoiselle".

Quoiqu'il en soit, et depuis sa création, "Juke" doit figurer au répertoire de tout harmoniciste qui se respecte. Voici ce qu'en disait Carey Bell lors d'une interview donnée peu avant sa mort en 2007:



 Traduction:
« Walter était complètement déjanté. La première fois que je l'ai rencontré, c'était au +Zanzibar+, un local du Westside de Chicago où m'avait emmené Honeyboy Edwards, qui était à l'époque son joueur de guitare. Ils ne voulaient pas me laisser entrer et Honeyboy a dû aller chercher Little Walter qui se trouvait à l'intérieur.
Honeyboy a fait les présentations et Walter m'a dit +Allez, viens, rentre+ mais le garde à la porte a refusé au motif que j'étais trop jeune. +Moi, j'ai dit qu'il pouvait rentrer+, lui a répondu Walter. +Mais tu devras le faire monter sur scène+, lui a dit le garde. Et c'est exactement ce qui s'est passé. Je suis monté sur scène avec Walter et, à mon grand étonnement, il a commencé à jouer +Juke+. Au moment où je m'y attendais le moins, il m'a fait signe d'y aller. Je connaissais un peu la pièce et Walter me disait +C'est bon, c'est bon, continue+. Je me débrouillais jusqu'au moment où je suis arrivé au +break+. Je ne savais pas le jouer... A la pause, on est sorti Walter et moi. Il m'a dit: +Il faut que tu apprennes à jouer ce break. Je vais te montrer comment faire+. Il me l'a joué deux fois. +Si tu piges pas maintenant, tu vas avoir affaire à moi+, a-t-il ajouté. Je me suis dit: +Oh, mon Dieu!+ parce que, effectivement,  je n'avais pas compris. Alors je lui ai dit: +Walter, laisse-moi te dire quelque chose, si tu me frappes, je tire dessus!+. J'avais un vieux calibre .22 sur moi et j'étais prêt à me défendre. Mais le même soir, j'ai compris ce fichu +break+ et je l'ai joué sur scène. Après ça, c'était cool et il ne m'a plus jamais demandé de jouer +Juke+ ».

Voici par ailleurs la deuxième version de "Juke", publiée plus de 40 ans plus tard, par MCA/Chess. L'introduction n'a plus grand'chose à voir avec la version originale. Le reste non plus, d'ailleurs...



Et pour ceux qui sont vraiment mordus, voici la transcription effectuée par mon ami David Barrett:
Juke Little Walter

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